Assiste-t-on à la disparition de la littérature?
Pour y répondre il faut s’interroger sur son pouvoir et son utilité et donc poser les questions suivantes :
-la
littérature (l’écrivain) change-t-elle le monde, au sens de l’engagement politique
direct et aussi indirect par la critique du discours social?
-Est-elle
seulement un art parmi d’autres, celui de l'écriture, ou bien a-t-elle un autre
pouvoir, celui d'influencer notre propre existence?
Nombreux
sont les intellectuels de tous les temps qui ont théorisé positivement sur cette
problématique.
Faute
de place, je ne citerais que deux grands représentants de ce courant.
«L’écrivain engagé, écrit Sartre, doit transcrire l’histoire de son époque (…),
car il est responsable et ne peut rester
indifférent aux événements civils et sociaux ainsi qu’aux événements des autres
pays. Il doit en définitive, entraîner l’homme vers l’amélioration de la
condition des hommes». Et, qu’il le veuille ou non, il est dans le coup, obligé
de se battre avec le monde et la réalité qui s’impose à lui afin de témoigner
sur son temps» (1).
Dans
le même sens, pour Tahar Ben Jelloun, l’écrivain doit être toujours à l’écoute
de la souffrance des autres.
«Etre à l’écoute, dit-il, c’est être disponible
pour rapporter les paroles et traduire les silences de ceux et celles qui
espèrent et attendent que quelqu’un surgisse de la nuit pour dire leurs
souffrances et leur devenir» (2).
Je
suis viscéralement opposé à cette attitude, aussi noble soit-elle. J’évoquerai
ici quelques raisons pour montrer que l’engagement littéraire, un si grandiose
projet, est malheureusement fictif, sans pouvoir aucun sur la réalité, une réelle utopie. Et persister à l’entreprendre
c’est montrer une vanité des plus ridicules (quand l'écrivain y croit) ou un
mesquin machiavélisme (quand l'écrivain est opportuniste).
Il
faut rappeler que si Sartre changea radicalement de position plus tard –par
honnêteté intellectuelle-, Tahar Ben Jelloun, lui, a fait et fait de cet engagement une perpétuelle
priorité existentielle.
-Tout
d’abord la littérature, contrairement aux sciences sociales, reproduit le réel
par l’écriture. Elle narre postérieurement
des événements antérieurs. Elle procède en différé par rapport au réel. Cette reproduction
ou mimétisme de la réalité par les mots est évident. Ouvrons un roman, un essai
ou un recueil de poésie et lisons. Que voyons-nous? Des mots. Que
découvrons-nous? Des images rhétoriques
provoquant des émotions. Le temps est verbal. L’espace est créé par des
prépositions. Les personnages sont en papier. Il n’y a que des impressions du
déjà-vu. Là, un chien ne mord pas réellement.
Personne ne souffre, n’aime ni ne meurt réellement,
comme cela se fait en chair et en os. C’est la phrase finalement qui nous mord,
nous interpelle, nous inspire de la joie ou de la tristesse. Tout semble comme
si. Tout paraît mais n'est pas. D’où cet effet de fiction qui s’en dégage et
nous envahit et nous invite au voyage. À la fiction. Un roman, sans lecture,
est un objet inerte. Pas de vie. Du papier imprimé. Des mots, rien que des
mots. Parole, parole… Un écrivain ne vit
pas, quand il écrit. Et vice versa. Car écrire n'est pas vivre.
Un
écrivain (un écrit vain) est finalement un personnage (il perd son âge) de
fiction.
Comment
peut-on parler de réalité dans ce cas? Et dès lors, de quel droit l’écrivain,
avec sa petite vision partiale et partielle de la vie (vision que Freud définit
comme un journal de doléances et de délires), prétend-il se substituer au
sociologue, au politicien, au philosophe, au journaliste, à l’historien, à l’anthropologue
et au psychologue? N’est-ce pas là une
lamentable imposture que de remplacer ces intellectuels, eux qui sont réellement engagés, utiles à l’humanité
et solidaires, eux qui transforment réellement
la société et changent nos destins par leur savoir-faire et leurs décisions
pragmatiques?
Et
voilà le comble de la contradiction: Certains parlent de roman réaliste ! De poésie engagée ! Il y a jusqu’à des poètes qui proposent des systèmes sociopolitiques ! Des gouvernements
po-étiques !
-Une
littérature marocaine particulière fut celle de la période coloniale où nos écrivains
étaient divisés en deux groupes: le premier dénonça et condamna les injustices
de l’occupant et combattit avec la plume pour contribuer à l'indépendance
nationale; l’autre, au contraire, utilisa la plume pour amuser le colon,
ridiculisant et parodiant la société marocaine, ses institutions et ses traditions
séculaires, en échange de biens matériels et de célébrité.
Aujourd'hui,
il est impossible d'imaginer une littérature qui traduise les deux attitudes.
Ni le temps le permet, parce que le Maroc n'a jamais été mieux que maintenant,
ni la situation politique, parce que la démocratie progresse sans cesse et les
réalisations sont de plus en plus importantes, ni la conjoncture parce que la
liberté d'expression est déjà un fait concret puisqu’il y a dans le pays
d’autres façons non littéraires de
critiquer la situation sociale et économique: les partis politiques dont les
programmes contribuent à l'amélioration du processus démocratique et la presse
qui reflète et détaille les règles du jeu démocratique dans son ensemble. La
littérature, comme engagement politique ou critique sociale, n’a donc aucun
rôle dans ce contexte et il serait ridicule qu’elle l’ait un jour. Il faut se
rendre à l’évidence : Un écrivain, dans ses romans, n'a pas le droit d'enseigner
parce qu'il n’est pas enseignant ou éducateur; ni informer car il n’est pas
journaliste; ni lutter à réduire les injustices parce qu'il n’est pas homme politique
ou parlementaire; ni prêcher parce qu'il n’est pas théologien; ni guérir
puisqu’il n’est pas médecin ou psychologue.
-Étant
évanescente et chimérique, la littérature ne peut pas non plus se considérer
comme un savoir institué. Car tout ce qu’elle peut nous enseigner, nous fait
savoir ou nous dévoile (par ses périphrases, sa cacophonie ou sa rhétorique
existe déjà dans la vie réelle et les livres spécialisés, qu’elle plagie.
-Il
faut donc démystifier le rôle de la littérature. Le réduire à sa vraie et juste
fonction, celle de refléter o de reproduire des mondes fictifs possibles, en
différé. Des mondes possibles élaborés avec des mots et non des faits. Littérature et fiction sont donc synonymes. C’est
pourquoi elles ne peuvent changer le monde ni transformer nos destins. Si la
littérature veut être utile et puissante, elle doit donc renoncer à supplanter
les sciences sociales, c’est-à-dire, abandonner l’engagement, quel qu’il soit.
Ainsi, elle sera ce qu'elle fut toujours: la mère de l'imagination et de la
créativité. Et je ne suis pas seul à le dire : Homo Habilis l’a déjà dit, longtemps
avant l’invention de l’écriture.
Conclusion
Pour
moi la littérature est faite pour distraire, divertir, charmer, impressionner
par la beauté et la magie de la langue, constamment à améliorer ; pour inviter
au voyage et à la découverte d'autres cultures, mais sans remplacer
l'histoire, pour séduire, aider à penser et imaginer, provoquer des émotions chez
le lecteur, mais sans haine ni ressentiment, sans arrogance ni vanité.
Pour
plus de détails, voir l’interview que me concéda l’écrivaine et poète Nuria
Ruíz, avril passé à Algésiras où j’ai présenté la deuxième édition de mon roman
Chivos expiatorios.
(1). «Qu'est-ce que la littérature?», Situations II, Gallimard, 1948.
(2). Cf. Web del autor en Facebook.
Ahmed Oubali
No hay comentarios:
Publicar un comentario