martes, 15 de septiembre de 2015

Assiste-t-on à la disparition de la littérature?




Assiste-t-on à la disparition de la littérature?





Pour y répondre il faut s’interroger sur son pouvoir et son utilité et donc poser les questions suivantes :
-la littérature (l’écrivain) change-t-elle le monde, au sens de l’engagement politique direct et aussi indirect par la critique du discours social?
-Est-elle seulement un art parmi d’autres, celui de l'écriture, ou bien a-t-elle un autre pouvoir, celui d'influencer notre propre existence?

Nombreux sont les intellectuels de tous les temps qui ont théorisé positivement sur cette problématique.
Faute de place, je ne citerais que deux grands représentants de ce courant.                     

«L’écrivain engagé, écrit Sartre, doit transcrire l’histoire de son époque (…), car  il est responsable et ne peut rester indifférent aux événements civils et sociaux ainsi qu’aux événements des autres pays. Il doit en définitive, entraîner l’homme vers l’amélioration de la condition des hommes». Et, qu’il le veuille ou non, il est dans le coup, obligé de se battre avec le monde et la réalité qui s’impose à lui afin de témoigner sur son temps» (1).

Dans le même sens, pour Tahar Ben Jelloun, l’écrivain doit être toujours à l’écoute de la souffrance des autres.
           
«Etre à l’écoute, dit-il, c’est être disponible pour rapporter les paroles et traduire les silences de ceux et celles qui espèrent et attendent que quelqu’un surgisse de la nuit pour dire leurs souffrances et leur devenir» (2).


Je suis viscéralement opposé à cette attitude, aussi noble soit-elle. J’évoquerai ici quelques raisons pour montrer que l’engagement littéraire, un si grandiose projet, est malheureusement fictif, sans pouvoir aucun sur la réalité, une réelle utopie. Et persister à l’entreprendre c’est montrer une vanité des plus ridicules (quand l'écrivain y croit) ou un mesquin machiavélisme (quand l'écrivain est opportuniste).
Il faut rappeler que si Sartre changea radicalement de position plus tard –par honnêteté intellectuelle-, Tahar Ben Jelloun, lui,  a fait et fait de cet engagement une perpétuelle priorité existentielle.

-Tout d’abord la littérature, contrairement aux sciences sociales, reproduit le réel par l’écriture. Elle narre postérieurement des événements antérieurs. Elle procède en différé par rapport au réel. Cette reproduction ou mimétisme de la réalité par les mots est évident. Ouvrons un roman, un essai ou un recueil de poésie et lisons. Que voyons-nous? Des mots. Que découvrons-nous?  Des images rhétoriques provoquant des émotions. Le temps est verbal. L’espace est créé par des prépositions. Les personnages sont en papier. Il n’y a que des impressions du déjà-vu. Là, un chien ne mord pas réellement. Personne ne souffre, n’aime ni ne meurt réellement, comme cela se fait en chair et en os. C’est la phrase finalement qui nous mord, nous interpelle, nous inspire de la joie ou de la tristesse. Tout semble comme si. Tout paraît mais n'est pas. D’où cet effet de fiction qui s’en dégage et nous envahit et nous invite au voyage. À la fiction. Un roman, sans lecture, est un objet inerte. Pas de vie. Du papier imprimé. Des mots, rien que des mots. Parole, parole… Un écrivain ne vit pas, quand il écrit. Et vice versa. Car écrire n'est pas vivre.

Un écrivain (un écrit vain) est finalement un personnage (il perd son âge) de fiction.
Comment peut-on parler de réalité dans ce cas? Et dès lors, de quel droit l’écrivain, avec sa petite vision partiale et partielle de la vie (vision que Freud définit comme un journal de doléances et de délires), prétend-il se substituer au sociologue, au politicien, au philosophe, au journaliste, à l’historien, à l’anthropologue et au psychologue?  N’est-ce pas là une lamentable imposture que de remplacer ces intellectuels, eux qui sont réellement engagés, utiles à l’humanité et solidaires, eux qui transforment réellement la société et changent nos destins par leur savoir-faire et leurs décisions pragmatiques?
Et voilà le comble de la contradiction: Certains parlent de roman réaliste ! De poésie engagée ! Il y a jusqu’à  des poètes qui proposent des systèmes sociopolitiques ! Des gouvernements po-étiques !

-Une littérature marocaine particulière fut celle de la période coloniale où nos écrivains étaient divisés en deux groupes: le premier dénonça et condamna les injustices de l’occupant et combattit avec la plume pour contribuer à l'indépendance nationale; l’autre, au contraire, utilisa la plume pour amuser le colon, ridiculisant et parodiant la société marocaine, ses institutions et ses traditions séculaires, en échange de biens matériels et de célébrité.
Aujourd'hui, il est impossible d'imaginer une littérature qui traduise les deux attitudes. Ni le temps le permet, parce que le Maroc n'a jamais été mieux que maintenant, ni la situation politique, parce que la démocratie progresse sans cesse et les réalisations sont de plus en plus importantes, ni la conjoncture parce que la liberté d'expression est déjà un fait concret puisqu’il y a dans le pays d’autres façons non littéraires de critiquer la situation sociale et économique: les partis politiques dont les programmes contribuent à l'amélioration du processus démocratique et la presse qui reflète et détaille les règles du jeu démocratique dans son ensemble. La littérature, comme engagement politique ou critique sociale, n’a donc aucun rôle dans ce contexte et il serait ridicule qu’elle l’ait un jour. Il faut se rendre à l’évidence : Un écrivain, dans ses romans, n'a pas le droit d'enseigner parce qu'il n’est pas enseignant ou éducateur; ni informer car il n’est pas journaliste; ni lutter à réduire les injustices parce qu'il n’est pas homme politique ou parlementaire; ni prêcher parce qu'il n’est pas théologien; ni guérir puisqu’il n’est pas médecin ou psychologue.

-Étant évanescente et chimérique, la littérature ne peut pas non plus se considérer comme un savoir institué. Car tout ce qu’elle peut nous enseigner, nous fait savoir ou nous dévoile (par ses périphrases, sa cacophonie ou sa rhétorique existe déjà dans la vie réelle et les livres spécialisés, qu’elle plagie.

-Il faut donc démystifier le rôle de la littérature. Le réduire à sa vraie et juste fonction, celle de refléter o de reproduire des mondes fictifs possibles, en différé. Des mondes possibles élaborés avec des mots et non des faits. Littérature et fiction sont donc synonymes. C’est pourquoi elles ne peuvent changer le monde ni transformer nos destins. Si la littérature veut être utile et puissante, elle doit donc renoncer à supplanter les sciences sociales, c’est-à-dire, abandonner l’engagement, quel qu’il soit. Ainsi, elle sera ce qu'elle fut toujours: la mère de l'imagination et de la créativité. Et je ne suis pas seul à le dire : Homo Habilis l’a déjà dit, longtemps avant l’invention de l’écriture.


Conclusion

Pour moi la littérature est faite pour distraire, divertir, charmer, impressionner par la beauté et la magie de la langue, constamment à améliorer ; pour inviter au voyage et à la découverte d'autres cultures, mais sans remplacer l'histoire, pour séduire, aider à penser et imaginer, provoquer des émotions chez le lecteur, mais sans haine ni ressentiment, sans arrogance ni vanité.
Pour plus de détails, voir l’interview que me concéda l’écrivaine et poète Nuria Ruíz, avril passé à Algésiras où j’ai présenté la deuxième édition de mon roman Chivos expiatorios.


 (1). «Qu'est-ce que la littérature?», Situations II, Gallimard, 1948.
 (2). Cf. Web del autor en Facebook.


Ahmed Oubali

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