domingo, 19 de febrero de 2017

L’Enfant violenté, d’Ahmed Lamihi. Une étude narratologique d’Ahmed Oubali.




L’Enfant violenté, de Ahmed Lamihi:
Une étude narratologique.
                                                Par Ahmed Oubali






Introduction

Le roman qui nous occupe convoque fondamentalement trois approches analytiques: narratologique, sémiotique et linguistique. Je me permets de vous présenter la première qui consiste à exposer l’originalité et la complexité d’un roman sur le plan narratif. Je dédie cet exposé à celles et ceux qui voudraient améliorer leur technique de lecture littéraire.
La narratologie, comme vous le savez, est la science de la narration, une discipline qui étudie les techniques et les structures narratives mises en œuvre dans les textes, littéraires ou non. Cette approche fut fondée par les théoriciens du structuralisme et approfondie par Gérard Genette, Tzvetan Todorov et Umberto Eco, dont je m’inspire ici tout en tenant compte des toutes récentes critiques qui en sont faites.

En analysant un roman il faut tout d’abord commencer par ne pas confondre histoire, récit et narration. L’histoire désigne le signifié ou le contenu narratif, objet d’étude de la sémiotique. Pour être comprise, cette histoire prend la forme d’un récit considéré comme le signifiant et donc relevant des études linguistiques. On retrouve là la célèbre formule de Saussure pour qui un signe unit ces deux éléments linguistiques. Quant à la narration, elle est définie comme acte narratif que crée la situation d’énonciation et où histoire et récit se fondent.
On a donc :
HISTOIRE   
SIGNIFIE
RECIT 
SIGNIFIANT
NARRATION 
ACTE  NARRATIF

L’objectif de cette conférence est d’exposer donc les différentes relations (collision et collusion confondues) que tissent ces trois éléments dans le roman de Ahmed Lamihi. De nombreux registres essentiels ont mobilisé mon intérêt mais vu le temps dont je dispose, j’ai réduit à l’essentiel la terminologie de l’approche citée ainsi que les exemples que j’ai choisis dans le roman qui nous occupe. J’espère que l’auteur et l’auditoire me pardonneront cette injustice.


L’Enfant violenté (désormais EV) est d’abord l’histoire d’un adolescent, Hamdan, personnage principal dont le titre symbolise et condense le parcours et le destin tragique.
Il a 10 ans quand il perd son père, tué à la guerre. Il vit dans une précarité absolue avec sa mère et sa sœur à cause de son frère aîné qui a dilapidé l’argent de l’héritage laissé par le défunt père. En plus de ce dénuement et son état d’orphelin, il est victime d’une suite de déboires implacables que seule la mort interrompra au moment où il sera écrasé par une voiture conduite à toute allure par un jeune ivrogne fêtant son mariage.
Hamdan représente un antihéros par excellence. En effet, selon les récentes théories littéraires, le personnage appelé anti-héros s'oppose au héros classique en ce sens qu’il n'a pas leur grandeur ou noblesse légendaires. Il incarne simplement un parcours qui pourrait être celui de n’importe quel adolescent vivant à la campagne. Écrasé par la société et victime de ses injustices et ses absurdités, il me rappelle les personnages de Maupassant et, toute proportion gardée, quelques-uns aussi du Quichotte. Je crois légitimement que l’auteur s’inscrit, par ce fait, dans le courant littéraire postmoderne. 
On peut par ailleurs penser qu’à travers cet antihéros, il réalise une sulfureuse critique de la société qu’il décrit, semblant ainsi se situer dans la lignée tracée par les grands polémistes modernes tels que Karl Kraus ou Thomas Bernhard qui affichent leur critique sociale à des niveaux extrêmes. Mais en tuant son personnage (l’anagramme est visible : un personnage est quelqu’un qui perd son âge), Mr. Lamihi semble, à l’instar des auteurs du Nouveau Roman, confirmer la mort même de cet antihéros, signifiant ainsi qu’un roman est avant tout une écriture (et non une critique) qui invite le lecteur à en explorer l’esthétique  ou l’éthique et à en dégager les multiples voix, sens et consciences confondus. L’étude qui va suivre s’inscrit dans cette perspective.
Voici donc explorés et résumés en dix axes les mécanismes et les rouages qui fondent la lecture de ce roman:


I.                     LE MODE NARRATIF

1.        DISTANCE NARRATIVE
L’étude du mode narratif définit la distance entre le narrateur et l’histoire qu’il raconte, distance qui permet de connaitre le degré de précision du récit et l’exactitude des informations apportées. Que le texte soit récit d’actions (on raconte ce que fait le personnage) ou récit de paroles (on raconte ce que dit ou pense le personnage), la théorie produit quatre types de discours qui révèlent progressivement la distance du narrateur vis-à-vis de son texte.
Reprenant l’argument d’EV. Pour annoncer la mort du père de Hamdan (p.7), le narrateur cite littéralement:

                                 «Hamdan m’a dit un jour: “Il a fait la guerre d’Indochine, mon père, il est mort en 1958”.
On a là un discours rapporté car les paroles du personnage sont citées littéralement par le narrateur et donc la distance par rapport au texte est grande. Ce style, une caractéristique des dialogues, lui réduit la liberté d’interpréter les événements à sa guise. C’est pourquoi il préfère utiliser d’autres discours, comme nous allons le voir dans le volet suivant: le discours narrativisé pour intégrer les paroles du personnage à sa narration ; le discours transposé, pour interpréter ces paroles et ces actions par le biais d’une conjonction de subordination et le style indirect libre où cette conjonction est omise pour donner libre cours à la subjectivité, comme nous allons le voir dans les volets suivants.

2.        FONCTIONS  NARRATIVES
Le niveau extradiégétique (que j’explique plus loin) correspond à la position standard du narrateur. Depuis cette position, il exerce sa fonction essentielle, la fonction narrative. Il produit un récit qui est la mise en forme d'une histoire dont l’argument est cité supra. Mais il lui arrive aussi d'interrompre son récit pour lui apporter des commentaires.
Ces interventions (ou intrusions) correspondent à une autre fonction, la fonction commentative, qui dans EV connaît plusieurs modalités parmi lesquelles je rappellerai trois: la fonction testimoniale qui, au niveau de l’histoire, permet au narrateur de commenter les actions rapportées, le degré de précision de ses propres souvenirs et les sentiments qu'éveille en lui tel ou tel épisode; la fonction idéologique qui lui permet de justifier sa vision ou la signification générale du récit et enfin, la fonction communicative qui implique un narrataire, considéré comme une figure textuelle du lecteur.
Notre narrateur maintient au niveau de cette fonction un dialogue ininterrompu avec le lecteur dont voici quelques exemples : qu’on en juge (…); me dira-t-on (p.12); advienne que pourra (p.13); ne croyez pas que la mère de Hamdan était si vieille que ça (…) ; ne la voyez-vous pas devancer les jeunes filles du douar au puits?, N’avez-vous jamais remarqué que…ne me dites pas qu’elle n’y faisait pas attention. Allons, soyons sérieux (p.19) ; et tout cela pourquoi, me demanderez-vous ?; je n’ai pas envie de mourir de rire; pitié, de grâce (p.21); continuons, suivons les faits (p.28); que le lecteur me permette de citer le début d’un poème de Adéodat (p.43); allez, revenons à nos moutons (p.48); non, mes amis (p.51); nous sommes maintenant presque fin janvier (p.76); attendez, ce n’est pas fini (p. 99) ; etc.

II.                    L’INSTANCE NARRATIVE

Comme pour le mode narratif, l’étude de l’instance narrative permet de mieux comprendre les relations entre le narrateur et l’histoire à l’intérieur d’un récit donné.  Cette instance permet en fait l’articulation entre la voix narrative (qui parle?), le temps de la narration (quand raconte-t-on, par rapport à l’histoire?) et la perspective narrative (par qui perçoit-on?).

3.        La voix narrative
Théoriquement on distingue deux types de récits : On dit que le narrateur est homodiégétique s'il est présent dans l'histoire qu'il raconte. Dans ce cas, s'il n'est pas un simple témoin (comme c’est le cas du narrateur  d’EV), mais le héros de son récit, il est appelé narrateur autodiégétique. En revanche, il est dit  hétérodiégétique s’il est absent de cette histoire, même s'il peut y faire des intrusions, cas très rare.
Dans EV l’irruption du narrateur se fait dès la deuxième page du roman et à plusieurs endroits. On note deux particularités à ce niveau: le narrateur connaît non seulement les pensées et les sentiments des personnages qu’il présente, mais il a aussi rencontré en personne son héros principal, comme je l’ai déjà montré en citant la page 7. Cette rencontre le définit donc comme étant homodiégétique puisqu’il s’inscrit comme témoin dans le récit qu’il narre mais comme il ne fait pas partie de celui, on l’appellera extradiégétique. Le je qu’il utilise (et qui d’ailleurs subsume tout le roman) sert uniquement à s'interposer entre le narrataire et la diégèse, servant ainsi la fonction communicative et celle de la vraisemblance. Ailleurs, je nomme cette instance : le je pulsionnel du lecteur.

4.        Le temps de la narration
La narration entretient une relation subséquente avec l'histoire du point de vue temporel et du point de vue de la personne.
Du point de vue temporel, on s'interrogera sur le rapport chronologique qui s'établit entre l'acte narratif et les actions rapportées. Le narrateur est donc toujours dans une position temporelle particulière par rapport à l’histoire qu’il raconte. En théorie il y a quatre types de narration.

1-La narration ultérieure: Il s’agit de la position temporelle la plus fréquente. Le narrateur raconte ce qui est arrivé dans un passé plus ou moins éloigné.
L’histoire de Hamdan est relativement courte. Il naît en 1948, il est orphelin à 10 ans et il meurt à 15 ans. Quant au récit, il dure trois ans : il s’enclenche lorsque Hamdan a 13 ans (il veut quitter la campagne pour aller en ville) ; se propulse dans le passé pour évoquer la mort du père puis rebrousse chemin au point de départ et termine deux ans plus tard avec sa mort.
2-La narration antérieure : Le narrateur raconte ce qui va arriver dans un futur plus ou moins éloigné. Dans EV elle est exprimée par les personnages secondaires grâce à l’emploi de prolepses, comme nous allons le voir plus loin.
3-La narration simultanée : Le narrateur raconte son histoire au moment même où elle se produit. Le temps de l'histoire coïncide donc avec celui de la narration. Emploi du présent.
4-La narration intercalée : Elle allie la narration ultérieure et la narration simultanée. Le narrateur raconte en y ajoutant ses impressions. Le récit au passé composé s’interrompt pour un commentaire au présent. À la page 107 et suivantes, la vie semble sourire à Hamdan: Son beau-père lui montre beaucoup d’affection; il l’accepte sous son toit et lui promet des cadeaux…Cependant l’adolescent est au bord de la neurasthénie. Et c’est au narrateur de commenter et d’analyser les vraies causes des malheurs qui l’accablent.

5.        La perspective narrative.
La relation entre narration et histoire est déterminante aussi pour définir la catégorie de la personne. La perspective narrative est le point de vue adopté par le narrateur, ce qu’on appelle la focalisation, c’est-à-dire une sélection de l’information narrative par rapport à ce que la théorie nommait l’omniscience. C’est la question des perceptions : celui qui perçoit n’est pas forcément celui qui raconte, et inversement. La théorie distingue trois types de focalisations dont la première est privilégiée par Mr. Lamihi et utilisée avec maîtrise et finesse.

1. La focalisation zéro : Le narrateur en sait plus que les personnages. Il connaît leurs pensées et leurs faits et gestes. Il est capable de dire ce qui se passe dans plusieurs endroits à la fois. Grâce à lui, le lecteur en sait aussi plus que les personnages. C’est le traditionnel «narrateur-Dieu».
2. La focalisation interne : Le narrateur en sait autant que le personnage focalisateur. Ce dernier filtre les informations qui sont fournies au lecteur. Il ne peut pas rapporter les pensées des autres personnages.
3. La focalisation externe : Le narrateur en sait moins que les personnages. Il agit un peu comme l’œil d’une caméra, suivant les faits et gestes des protagonistes de l’extérieur, mais incapable de deviner leurs pensées.


III.                  NIVEAUX NARRATIFS
En théorie, la notion de niveau désigne la frontière qui sépare l'univers du raconté et celui du racontant. On a vu le statut du narrateur par rapport à la diégèse. Au niveau narratif on a aussi deux positions complémentaires. On a donc dans EV la situation suivante:

- Un narrateur qui raconte en récit premier une histoire qui n’est pas la sienne mais celle de Hamdan. Il est dit extradiégétique.
-  Des narrateurs qui, dans le même récit, racontent d’autres récits. Ils sont dits intradiégétiques.

Considérons l'exemple suivant dans EV. Une conversation entre mère et fils. Un dialogue, comme au théâtre: Hamdan décide de quitter sa famille mais sa mère essaie désespérément de l’en dissuader en lui promettant des jours meilleurs grâce à l’héritage que leur a légué son défunt mari (p.5). Le narrateur est en retrait. Il se borne à exercer sa fonction première, celle de narrer une histoire où des personnages évoluent et se racontent des choses. C’est le niveau intradiégétique. Même cas plus loin, quand d’autres personnages secondaires narrent eux-mêmes d’autres micro récits, ce que font la cousine Fatiha, l’oncle Si Jilali, Lala Aïcha lorsque, par manque total de ressources, Hamdan, sa mère et sa sœur Malika sont logés chez Fatiha (p.37) qui habite avec son mari handicapé et leurs deux enfants, dans une promiscuité dramatique et dans un quartier sordide, une maison délabrée. On a donc des récits enchâssés dans le récit principal. La diégèse contient elle-même une autre diégèse, celle des personnages-narrateurs. Mais en règle générale le narrateur principal coupe la parole à ces personnages pour modeler à sa guise leur histoire, ce qui lui permet de juger, de commenter et d'orienter la diégèse comme il l'entend. Sa présence dans le texte est précisée par les différents déictiques, les temps verbaux ainsi que le ton ironique (voir la description qu’il fait de Kabbour et du premier mari de Malika) ou sérieux. On se situe là au niveau extradiégétique.
Voyons maintenant avec plus de clarté l’emboîtement de ces deux niveaux ainsi que les effets spécifiques qu’ils provoquent dans la narration.

6.        LES RÉCITS   EMBOÎTÉS   
On confond souvent la distinction des niveaux et celle de personne. Or, les préfixes extra- et hétéro-, d'un côté, intra- et homo-, de l'autre, ne sont pas interchangeables. Autrement dit, un narrateur extradiégétique n'est pas forcément hétérodiégétique et un narrateur intradiégétique n'est pas forcément homodiégétique.

Dans EV, on a vu que notre narrateur est homodiégétique parce qu'il apparaît comme témoin dans une histoire qui n'est pas le sienne et on vient de le nommé extradiégétique par ses intrusions discursives dans cette même histoire. Quant aux récits seconds, on a cette paire : les narrateurs sont à la fois intradiégétiques et homodiégétiques : on dit que ces narrateurs sont des «individu racontés» dans un récit enchâssé.

Le tableau suivant facilite la compréhension de ces emboîtements:


Récit

---------

Diégèse

  NIVEAU
 VOIX            
     EXTRADIÉGÉTIQUE
         (Récit premier)
   INTRADIÉGÉTIQUE
       (Récit second)

Hétérodiégétique 
Narrateur absent de la diégèse qu’il raconte
Narrateur absent de la diégèse qu’il raconte
Homodiégétique
Narrateur présent dans la diégèse qu’il raconte
Narrateur présent dans la diégèse qu’il raconte

Il y a d’autres formes d’enchâssement, comme les récits encadrés et les récits intercalaires. Mais EV ne contient pas ces imbrications compte tenu de sa structure simple et la singularité de son personnage principal.

7.        LA MÉTALEPSE
Ce registre consiste en la transgression de la frontière entre réalité et fiction. L'auteur s’ingénie à violer l’ordre de la fiction pour créer des effets spéciaux. Imaginez que vous êtes au cinéma et qu'un personnage traverse l'écran pour vous serrer la main ou vous rouer de coups. La métalepse narrative produit ce genre d'effets. Dans EV elle provoque à coup sûr l’étonnement du lecteur et, multipliant les paradoxes, elle produit un monde de liberté et de fantaisie parce qu’elle crée une rupture dans la cohérence générale de la fiction. Impossible d’en donner des exemples, tellement elle est envahissante chez l’auteur qui l’utilise suivant deux perspectives : une qui ouvre sur des références impressionnantes aux écrivains et théoriciens réels et notoirement connus et l’autre qui invite au surnaturel (voir le dialogue hallucinant entre Hamdan et son chien). L’auteur exploite ce registre pour divertir mais aussi instruire le lecteur. C’est là une autre facette de l’écrivain, celle d’un conteur chevronné. Elle convoque une étude sémiotique.

Juste une remarque sur la vraisemblance et l’engagement de l’écrivain. Un roman unit fondamentalement une diegesis et une mimesis (=mimer la réalité) pour rendre la fiction vraisemblable. Or un écrivain ne peut jamais imiter la réalité puisque son texte est d’abord linguistique, il ne représente pas une histoire, il l’écrit et la signifie par le moyen du langage. Dans un roman il n’y a que des mots qui renvoient à eux-mêmes. Donc temps, espace, actions, pensées, personnages : tout est en papier.

IV.                  TEMPS DU RÉCIT
Histoire et récit ont chacun leur temps propre. Le temps du récit, pour simplifier, est le temps des événements racontés, temps disposé grammaticalement et qui ne correspond pas à celui de la  diégèse. On a donc dans EV l’enchevêtrement suivant :

TEMPS DE L’HISTOIRE
DU SIGNIFIÉ
TEMPS DU RÉCIT
DU SIGNIFIANT

C’est l’imbrication de ces deux temps dans le texte qui produit les déplacements dans la flèche temporelle, présent, passé et futur. On a vu que le temps de la narration concernait l’histoire, c’est à dire la position temporelle du narrateur par rapport aux faits racontés. Je vais expliquer maintenant comment l’histoire de Hamdan est présentée par rapport au récit global. Ce registre permet au lecteur de comprendre la vision de l’auteur ainsi que la structure du roman et son organisation profonde. Il s’agit de l’ordre du récit, sa vitesse et sa fréquence.

8.         VITESSE NARRATIVE 
La vitesse de la narration concerne le rapport entre le temps de l’histoire  et le temps du récit. C'est donc le rythme du roman, ses accélérations et ses ralentissements. Par exemple, on peut résumer en une seule phrase la vie entière d’un homme ou raconter en mille pages des faits survenus en vingt-quatre heures.
En théorie on a quatre mouvements narratifs où s’imbriquent les deux temps :

1-La pause : L’histoire s’interrompt pour laisser place au seul discours narratorial portant sur la description statique des lieux et des personnages.
2-La scène : Le temps du récit correspond au temps de l’histoire. Le dialogue en est un bon exemple. Le lecteur a l’impression de vivre un évènement comme s'il y assistait : la narration mime alors la durée de l'événement narré et le temps du récit se dilate. L’incipit illustre ce registre dès le premier chapitre du roman intitulé « Le chien » et que le narrateur appelle d'ailleurs la scène: “Rien d’extraordinaire, une scène presque banale”, dit-il. On assiste donc en direct au dialogue entre Hamdan et sa mère, que j’ai déjà cité (p.5). Cette scène congèle histoire et récit pour laisser place à une succulente quoique dramatique représentation théâtrale.
3-Le sommaire : Une partie de l’histoire est résumée dans le récit, ce qui procure un effet d’accélération. Le meilleur exemple en est la table des matières du roman où les 14 chapitres sont ponctués par des titres qui servent de guide et de résumés pour orienter le lecteur dans le labyrinthe narratif. En voici d’autres exemples assumés par le narrateur : “Pour dire les choses rapidement, Kabbour devient instituteur, à l’âge de vingt ans” (p.9) ; “C’était rapide: deux mois et demi plus tard,  ils étaient tous à Safi (p.27). Décrivant la rentrée scolaire de Hamdan, le narrateur dit : “les jours défilent rapidement, silencieusement, les uns après les autres…Déjà décembre” (p.54) ; “Quand Hamdan se réveille, trente-trois jours plus tard” (p.34).
4. L’ellipse : Une partie de l’histoire est complètement gardée sous silence dans le récit, comme c’est le cas de l’enfance de Hamdan et la tranche d’âge antérieure à ses 13 ans ainsi que les deux grandes périodes omises, celle qui va d’aout à mai (p.139) et celle qui se prolonge dans l’Épilogue. On a aussi des ellipses implicites : l’épisode où Hamdan surprend sa mère en train de forniquer avec un inconnu. Cette scène traumatisante est décrite par un euphémisme par le narrateur: “sa mère lui a fait un coup de vache” (p.24) ; puis par une métaphore quand elle devient : “son secret” (p.56). Parlant de Fatiha, le narrateur dit : “… plus de 30 ans à Sania; pas moins de 20 ans (vendeuse) au marché” (p.66). Plus loin il dit : “Inutile de vous raconter la suite. Des petits détails. Au  fond, rien du tout” (p.75).

9.        FRÉQUENCE ÉVÉNEMENTIELLE
Il s’agit de la relation entre le nombre d’occurrences d’une action dans l’histoire et le nombre de fois qu’elle se trouve mentionnée dans le récit. Ce système de relations contient à priori quatre types de possibilités que l’on schématise en trois catégories:
1-Le mode singulatif qui raconte une fois ce qui s’est passé une fois.
Par exemple la mort du père de Hamdan, l’irruption dans le récit du sénégalais Ibrahima (86),  celle de Zoubir, voisin de palier de Kabbour, à qui il raconte ses déboires (p.55), celle aussi de Hachem, berger et cousin de Hamdan (p.108).
2-Le mode répétitif qui raconte plus d’une fois ce qui s’est passé une fois.
Ce registre est illustré par le mythe de Sisyphe et qui décrit en les répétant les us et les habitudes des personnages, y inclus leurs actions et les pensées.
3. Le mode itératif qui raconte une fois ce qui s’est passé plusieurs fois.
Comme l’épisode de la fornication de Fatna, mère de Hamdan; les exactions de Kabbour à l’égard de Hamdan et son obsession à dilapider l’argent familial, etc. 

10.     L’ORDRE DU RÉCIT
Dans EV l’auteur présente globalement les faits dans l’ordre où ils se sont déroulés, selon leur chronologie réelle, mais il présente aussi maintes actions dans le désordre. C’est-à-dire que l’ordre réel de l’histoire ne correspond pas à sa représentation dans le récit. Pour y parvenir, l’auteur utilise ce que la théorie appelle l’anachronie qui produit deux procédés narratifs: l’analepse et la prolepse. La première permet au narrateur de raconter une action antérieure au  moment présent de l’histoire principale. La seconde lui permet de situer ces actions dans le futur par rapport à l’histoire principale.

L’adolescence de Hamdan entre 13 et 15 ans semble constituer les péripéties d’un récit premier, mais au fond celui-ci est décalé par rapport au récit premier qui lui est subsumé par le « je » du narrateur (p.6) et relayé par le contenu de l’épilogue (p.142) qui promet l’extension de l’histoire bien au-delà de l’accident mortel de Hamdan, en pointant vers le présent de l’énonciation.  Je ne vais pas expliquer ce niveau problématique. Disons, pour simplifier, que l’analepse utilise deux procédés: la portée et l’amplitude. Projection dans un passé lointain pour la première (par exemple : enfance de Hamdan et mort de son père); dilatation d’une tranche précise de l’histoire pour la seconde (par exemple : la tranche d’âge de 14 ans du héros est la plus dilatée du récit.

Nous allons montrer maintenant comment l’auteur entrelace histoire et récit avec ces procédés linguistiques dont il fait usage avec maîtrise. Pour expliquer l’anachronie, on élabore en général une grande grille en deux parties montrant à gauche les éléments constitutifs du récit en segments en lettres capitales et à droite leur juxtaposition chronologique en chiffres, sur le plan de la diégèse. Il me faudrait toute une monographie pour y parvenir. Donc je ne vous en donne qu’un aperçu que je réduis en trois segments syntagmatiques.

Dans EV, toute la courte vie tragique du personnage principal est présentée comme dans un court-métrage. Le narrateur y fait juxtaposer le passé et le présent de Hamdan grâce à l’anachronie citée. Autrement dit, les scènes issues du passé de Hamdan et celles qui le situent à l’âge de 15 ans se superposent dans la narration. Ce qui permet au narrateur de faire des digressions analeptiques ou proleptiques pour enfreindre la progression du mouvement linéaire du récit.
Étant donné la structure même du récit, le registre de la prolepse est infiniment réduit par rapport à celui de l’analepse. C’est pourquoi j’en exposerai seulement trois exemples représentatifs pour me consacrer ensuite exclusivement à l’analepse.

Le temps de la prolepse se déroule dans l’ultériorité, opposée à l’antériorité.
- Parlant des malheurs de Hamdan, le narrateur rapport les paroles de son oncle : « non, c’en est trop, trop pour un enfant », dira, quelques semaines après le mariage, son oncle Si Jilali (p.16).
- Pour dissuader Hamdan de quitter la campagne pour aller en ville, sa mère lui promet un avenir meilleur: ils vendront la terre et auront de l’argent suffisant pour sortir de la misère. Ils monteront une affaire, déménageront et ils vivront décemment….
- Malika, pour sortir de la disette, travaillera avec Fatiha, sa cousine ; elle vendra des légumes au souk de Sania et tout ira bien…. “Tu travailleras avec moi, lui dit Fatiha, tout se passera bien; question de quelques jours (p.63)
- Plus loin, Fatiha parle à Malika de l’homme qui l’engagera à vendre les légumes (qui d'ailleurs l’épousera par la suite): “Je connais un homme pieux, lui dit-elle, tout à fait droit; il sera ton fournisseur. C’est Lhajj Rabeh, tu verras, ma cousine, tu verras (p.71).

Revenons maintenant à l’analepse

Le temps du récit est grammatical et se déploie sur deux plans formels pour épouser les deux plans du contenu de l’histoire. Cette précision doit faire l’objet d’une étude linguistique séparée. Voir sur le Web mon article intitulé Le présent isoentropique du récit. Pour simplifier, disons que le narrateur emploie le présent pour faire coïncider le temps de la narration avec celui du récit ; le passé composé ou l'imparfait pour s’éloigner de ce moment et enfin le futur pour propulser la narration dans son ultériorité. Dans un récit hétérodiégétique, dépourvu d’un narrateur, on emploie les temps composés, indicatifs ou non, pour raconter les évènements par rapport au moment qui sert de repère; le passé antérieur et le plus-que-parfait pour raconter ceux situés avant ce moment et le futur antérieur pour les actions se situant après. Le lecteur notera par ailleurs que l’auteur utilise deux sortes de discours: le discours indirect libre (DIL) pour traduire et décrire librement les pensées et les sentiments de Hamdan et sa petite famille, discours à ne pas confondre avec le discours indirect qui permet au narrateur de rapporter l’idée du départ de Hamdan, lorsqu’il écrit :”Peu importe: il commence à rouspéter…” (p.11).  Et ce n’est qu’à la page 29 que nous  apprenons que Hamdan a 14 ans, qu’il a redoublé sa classe et qu’il s’inscrira en septembre (p.36).

La date 1958 sert à plonger le lecteur dans l’histoire. Elle ouvre une vaste analepse (p.7) qui investit la période où Hamdan avait 10 ans. La portée de l’analepse s’étend donc sur une période relativement longue. On apprend que son père est mort à la guerre et qu’il laisse un substantif héritage qui permettra à la famille de sortir de la misère. Kabbour, frère ainé, ne se contente pas de réclamer sa part; il convoite celles de sa mère et sa sœur, enfreignant ainsi la volonté du défunt qui avait décrété que la terre devait rester indivise au sein de la famille, comme source de bénéfices pour tous. Le narrateur fait ensuite un retour au présent de la narration en immobilisant l’analepse à la page 10 où il est dit que Hamdan a 13 ans. Puis il se propulse dans le futur. Rappelons que tous ces emboitements se réalisent grâce à l’analepse et sont donc antérieurs à la mort de Hamdan.

Dans EV c’est donc l'aspect rétrospectif et non prospectif qui prédomine fondamentalement. Le narrateur garde le regard fixe sur le passé tandis que l'épilogue, lui, projette le sien sur l’avenir, augurant des récits infinis. Ce n'est que dans cette situation que je peux expliquer la position temporelle exacte des énoncés du récit et leur changement par rapport au temps de l’histoire.

Je peux donc spéculer sur les trois segments temporels ponctués par l'âge même de Hamdan: 13 ans, 14 ans et 15 ans. Il y a un va-et-vient narratif entre ces tranches d'âge, du présent au passé et vice versa. Je peux donc affirmer que le premier segment sert comme point de départ dans le mouvement narratif général inaugurant le voyage dans le passé pour s’arrêter sur la mort du père, épisode qui ne nous renseigne que sur l’héritage que lègue le défunt ainsi que les conséquences dramatiques qu’il va entraîner. La machine à remonter le temps rebrousse chemin pour s’arrêter au deuxième segment, tranche d’âge qui occupe le plus d’espace dans EV. De la page 22 à la page 107. Le narrateur semble dilater cette période, sans doute pour s’attarder sur la violence que va subir Hamdan : fornication de la mère, mariage et divorce de Malika, dilapidation totale de l’argent de l’héritage par Kabbour, ce qui laissera la famille sans ressources ni toit, violence physique de celui-ci à l’égard de Hamdan, leur hébergement chez la cousine Fatiha suite à leur situation de SDF, Malika vendant les légumes au souk pour subvenir aux siens. Puis le narrateur met la machine en marche pour remonter dans le temps et s’arrêter au troisième segment. Le lecteur respire. Il y a de l’oxygène dans le roman. Le remariage heureux de Malika, les bonnes notes de Hamdan au collège, son beau-père l’aime bien, le méchant et dépravé Kabbour a disparu de la scène. Mais cette atmosphère de bonheur n’est qu’un leurre. Une voiture est là, tout à côté, pour écraser Hamdan et congeler le récit.

On peut comparer le narrateur à un chauffeur de voiture (mais pas celle qui a tué Hamdan): pour voyager dans le passé, il fait marche arrière avec un regard sur les rétroviseurs puis, pour revenir au présent-futur, il fonce tout droit devant lui. Il change de vitesse selon qu’il s’agisse du temps du récit ou de celui de la diégèse. Embrayage, débrayage, analepse, prolepse. Passé, présent, futur. J’ai toujours pensé qu’un récit est une locomotive qui peut nous déposer à des endroits surprenants.

Mais là où l’auteur innove de façon originale, cherchant à créer des effets spéciaux, est lorsqu’il procède à la dissémination et fragmentation de l’anachronie elle-même qui, dans ce cas, agit comme un octopus aux multiples tentacules. En alternant les notions d’emboîtement, l’auteur produit plusieurs types de prolongements de l’analepse dont je ne vais garder que trois: externe, interne et mixte. La première permet au narrateur d’apporter des informations supplémentaires sur Hamdan et sa famille, y inclus ses amis ou d’ancrer le récit dans le réel (les références extralinguistiques sur les sciences de l’éducation). La deuxième sert à combler les lacunes laissées sur tel personnage ou sur une information ambiguë (la mort du père, le divorce et le remariage de Malika, les déboires de kabbour et la promiscuité dans la maison où habite Fatiha, etc.). L’analepse mixte, enfin, joue comme le cheval sur un échiquier: sa portée se veut antérieure au récit principal et son amplitude, postérieure à celui-ci, comme on l’a vu précédemment.

J’ai par ailleurs relevé une double subdivision originale de l’analepse interne. En théorie on les appelle hétérodiégétique et homodiégétique. La première englobe l’histoire tout en empiétant sur le récit principal. Elle se produit lorsqu’un nouveau personnage apparaît dans l’histoire. C’est le cas des intrusions de Zoubir et de Hachem, déjà citées.
Je rappelle l’épisode du Sénégalais : Lhajj Rabeh engage Malika, sœur de Hamdan, à vendre ses légumes au souk. Tout d’un coup, le narrateur fait une petite digression pour introduire un singulier et nouveau personnage. Un sénégalais: “Un home était là, debout, planté comme un arbre brûlé…Il était noir, plus noir encore que le charbon de chez nous…Il était impressionnant; il faisait plus d’un mètre quatre-vingt-dix” (p.86). Nous apprenons que ce personnage insolite réapparaît à la page 129, lors du mariage de Malika sous le prénom d’Ibrahima.
Quant à l’analepse interne homodiégétique, elle porte sur la même ligne d’action que le récit principal mais en en altérant quelques aspects. C’est le cas où Lala Aîcha, la vieille dame colocataire avec Fatiha, nous renseigne au sujet de son fils émigré en Belgique et qui ne revient jamais au pays. Comme on le voit, ces fragments reposent sur la description d’actions que le narrateur laisse glisser dans son récit principal.
Cette dernière analepse se subdivise à son tour en deux catégories qu’on appelle complétive et répétitive. La complétive  sert à dissiper des malentendus: Le narrateur arrête la narration pour juger la mère de Hamdan : elle n’est pas aussi âgée et son aspect peut sembler sensuel (p.19). On voit donc que le narrateur donne des éclaircissements supplémentaires au lecteur.
La répétitive, elle, consiste à répéter des actions déjà racontées par le narrateur. Elle permet à comprendre mieux le mouvement général du sens du récit. Voir les exemples déjà cités dans la rubrique de la fréquence évènementielle.

Voici maintenant le schéma global de l’anachronie, l’octopus linguistique à plusieurs tentacules.



ANACHRONIE

                                         ANALEPSE                  

PROLEPSE
      PORTÉE                                                      AMPLITUDE


     EXTERNE               MIXTE                      INTERNE          


   COMPLÉTIVE                                            RÉPÉTITIVE
HÉTÉRODIÉGÉTIQUE              HOMODIÉGÉTIQUE
                                  




CONCLUSION 

Afin d’évoquer le passé dramatique de Hamdan et d'expliquer ainsi son profil psychologique particulier de victime, le narrateur a eu recours à différents registres narratifs que j’ai résumés en quatre composantes: mode, instance, niveaux et temps du récit. L’usage de ces registres par l’auteur n’est pas dû au hasard. Il fonde le processus même de signification de son roman, sa structure et ses thématiques. J’ai passé en revue les plus importants de ces registres mais bien d’autres restent à explorer, notamment sur le plan sémiotique qui nous renseignera sur les perversions des personnages, je pense par exemple á la vie de débauche de Kabbour, aux pulsions sexuelles de la mère, à l’obsession incestueuse de Hamdan et sa sœur, à l’érotisme déconcertant et éhonté du vieux Lhajj Rabeh, etc. Pour conclure je dirai que mon étude montre bien comment à travers les différents codes narratifs que j’ai analysés, l'auteur réussit à créer un univers fictionnel qui nous émeut et nous interpelle à divers niveaux. Il le fait avec une imagination fertile, avec sobriété et un incomparable sens de l’humour.

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